Les passerelles

 

          Si la Touvre est un élément essentiel dans la naissance et le développement de Ruelle, elle constitue aussi un obstacle pour les voies de communication. Dans l'Antiquité, les chemins contournaient les sources de la rivière, à l'est, ou convergeaient vers le Pontouvre où une voie romaine la franchissait. Ailleurs il fallait utiliser des barques ou un passage à gué.

          À la fin du Moyen Âge, en 1411, l'existence du pont de Ruelle est attestée dans un aveu [1] de Jean de Sigogne à l'évêque d'Angoulême ; mais à quand remonte sa construction ? Au 19ème siècle, des changements se produisent vers 1840 : construction du nouveau pont de Ruelle [2], puis de celui de Magnac. L'extension de la Fonderie sur la rive droite de la Touvre conduit à modifier le tracé de la D 23, en 1884, avec la construction du Pont Neuf et de la route qui le relie au carrefour du Quartier Neuf.

          Ces réalisations répondent aux nécessités de l'économie, mais elles ne satisfont pas forcément les besoins locaux : comment, des Seguins, se rend-on au village de Fissac situé juste en face ? Comment, de Fissac, va-t-on à la gare de Ruelle entrée en service en 1875 ? Dans les deux, cas il faut prendre la barque ou faire un détour par le pont le plus proche [3]. De même pour aller du bourg de Ruelle au village de Relette (et de là, à l'usine de Veuze) il faut utiliser la barque ou passer par le pont de Ruelle. Aussi des habitants souhaitent-ils la construction de passerelles pour remédier à ces inconvénients.

          Pourtant, quand le maire, François Delémery, propose à la réunion du conseil municipal du 19 août 1888, la construction d'une passerelle entre les Seguins et Fissac, il essuie un refus. A la même séance, le conseil rejette aussi un projet de passerelle entre le Bourg et Magnac. Il est vrai que la commune vient de s'endetter pour la construction du groupe scolaire et de la mairie, inaugurés l'année précédente. Ces passerelles n'ont pas un caractère de nécessité absolue : le Pont Neuf a été construit quelques années auparavant et la passerelle des Seguins ne va pas faire gagner beaucoup de temps pour aller à la gare ou à l'école, d'autant que le groupe mairie-école de garçons n'est plus au Maine Gagnaud. Il est plus urgent d'agrandir le champ de foire et d'améliorer son accès en ouvrant la rue traversière du champ de foire à la Nationale 141 [4].

          Aussi faut-il "laisser le temps au temps" !

 

[1] Déclaration écrite du vassal indiquant pour quel fief il a prêté hommage à son suzerain ; l'aveu est souvent accompagné d'un dénombrement ou description des lieux.

[2] À son emplacement actuel.

[3] Le Pont Neuf.

[4] Actuelle rue Anatole France.

 

Les passerelles entre les Seguins et Fissac

          Mais l'idée d’une passerelle va rapidement faire son chemin, car elle est reprise dès l'année suivante, en 1889, sans doute à la demande des habitants des deux villages.

 

La 1ère passerelle Fissac-Les Seguins

 

1er épisode : mai 1889-juillet 1891, le premier projet

 

        Dans sa séance du 26 mai 1889, le conseil municipal vote 3000f pour la construction d'une passerelle reliant Fissac aux Seguins. Le tracé correspond à peu près à celui de la passerelle actuelle : il part du grand port des Seguins (c'est là qu'accostent les barques) [1] et perpendiculairement à la Touvre, en droite ligne, rejoint le chemin d'intérêt commun n°27 (la route du Pontouvre). Mais entre la Touvre et ce chemin, il faut traverser un pré appartenant à Jules Hériard qui ne veut pas vendre la partie nécessaire au débouché de la passerelle. Aussi le conseil, dans sa séance du 29 août 1889, envisage-t-il l'expropriation du terrain utile à l'établissement de la voie d'accès à la passerelle.

           Du côté des Seguins les choses se présentent plus favorablement, car le 22 octobre 1889, Robert Antoine, Robert Pierre, Boucherie Léon, la Veuve Riffaud, Cousseau, Christ et Lafaurie, propriétaires à Ruelle, pour faciliter l'accès à la passerelle, consentent à ce qu’elle arrive à leur port (le grand port appelé aussi lavoir des Seguins). En février 1890, la municipalité, en plus des 3000f pour la construction de la passerelle, prévoit 210f pour l'achat du terrain de Jules Hériard ; mais à nouveau, en mars 1890, il ressort que la cession amiable n'est pas possible.

          Le préfet et ses services ne montrent pas beaucoup d'empressement pour lancer l'enquête d'utilité publique. En février 1891, ils sollicitent un avis sur la direction à donner à la passerelle, à partir d'un plan présentant plusieurs variantes (voir plan). Le 20 février 1891, le conseil décide que la passerelle sera droite et se prolongera en ligne droite sur le terrain de M. Hériard, jusqu'au chemin n°27, selon la ligne ABE. Si la passerelle est en biais, le tracé est allongé et il en résulte un coût plus élevé ; d'autre part la passerelle doit être droite à l'entrée du port des Seguins en raison de la présence de réservoirs (à poissons) de chaque côté du débouché. De même est rejeté le tracé ABCD qui comporte des angles droits. Le 8 mai 1891, le conseil persiste dans la décision d'expropriation malgré les observations de l'enquête d'utilité publique.

          Une lettre du ministère de l'Intérieur, datée du 4 juillet 1891, expose que la passerelle pourrait être en biais sans beaucoup augmenter le coût, que le tracé ABCD est moins cher car il y a moins à exproprier, que les angles n'ont pas d'importance car elle est destinée aux piétons et non aux véhicules. Il s'ensuit que la passerelle ne peut pas être considérée d'utilité publique et qu'il ne peut donc y avoir d'expropriation. C'est la fin du 1er épisode, mais le conseil ne se laisse pas démonter car dans la séance où il découvre les conclusions du ministère (25 juillet 1891) il décide de nommer une nouvelle commission pour étudier un nouveau projet, sans expropriation.

 

[1] À l'extrémité de l'actuelle rue de la Marne.

 

 

2ème épisode : août 1891-avril 1892, le 2ème projet

 

          Les conseillers ont dû anticiper la décision du ministère car dès le 18 août 1891, ils ont une solution de rechange. La passerelle part du petit port des Seguins [1], une trentaine de mètres en aval du grand port et, en biais, rejoint le port et lavoir de Fissac (voir croquis ci-dessous).

           Les riverains du petit port des Seguins consentent à ce que la passerelle arrive à leur port et déclarent en livrer l'accès au public. La municipalité a même un devis pour une passerelle en bois de 3627f. Le tout est voté le 28 août 1891. Le 15 septembre, Eugène Poitevin autorise le passage de la passerelle à la pointe de son île, avec culée ou autre massif de maçonnerie.

          Ce projet est soumis à l'enquête d'utilité publique et des observations sont formulées : la passerelle va diminuer la largeur du port de Fissac, et gêner les pêcheries… Le 9 octobre 1891, le conseil répond aux objections : la passerelle arrive sur une pierre de 1,10m déjà en place, donc ne diminuera le port que de 20cm puisqu'elle mesure 1,30m de large ; elle passe à 25m en amont des essacs de Gibaud qui s'y oppose, alors que d'autres sont plus près et ne protestent pas.

          Comme les remarques de l'enquête sont considérées comme négligeables et que Poitevin abandonne gratuitement le bout de son île pour construire la passerelle, le conseil demande au préfet de mettre les travaux en adjudication. Eugène Poitevin demande une petite compensation : que de chaque côté de la passerelle soit établie une petite porte sur la main courante de manière qu'il ait accès à son îlot.

 

[1] À l'extrémité de l'actuelle impasse des Flandres.

 

          La passerelle est en bois et mesure 117m de long. Les travaux sont réalisés par J. Musset, charpentier à Angoulême et s'élèvent à 3689f que la commune doit payer en avril 1892 au moment de la réception provisoire. La réception définitive, avec une dernière facture de 475f pour peinture et goudronnage, soit un total de 4164f, a lieu le 11 février 1894.

La passerelle aboutit au lavoir de Fissac situé devant la maison (carte envoyée en décembre 1909).
La passerelle aboutit au lavoir de Fissac situé devant la maison (carte envoyée en décembre 1909).
Au premier plan, le village de Fissac ; au fond, la passerelle arrive au petit port des Seguins (carte envoyée en 1908).
Au premier plan, le village de Fissac ; au fond, la passerelle arrive au petit port des Seguins (carte envoyée en 1908).

 

2ème passerelle Fissac-les Seguins

 

          La passerelle en bois, livrée au public en 1892, vieillit mal. Début novembre 1907, en raison du mauvais état, on envisage de faire des études en vue de son remplacement soit par une autre passerelle, soit par un pont ; mais auparavant, la commission des travaux se rend sur les lieux dès le 17 novembre. Celle-ci constate que quelques traverses doivent être remplacées, mais que les autres peuvent encore "faire un usage plus ou moins long". Plusieurs membres de la commission prennent place dans des bateaux et longent la passerelle pour voir si les poutres principales soutenant les traverses ainsi que celles qui reposent au fond de la rivière sont encore capables de résister. La conclusion de la visite, présentée au conseil en février 1908, c'est que la passerelle ne peut durer bien longtemps.

          Or l'école des Seguins est inaugurée en 1909 et par conséquent les élèves de Fissac et Villement doivent emprunter la passerelle tous les jours. En 1910 on reconnaît que la réparation effectuée en 1908 a permis de prolonger l'utilisation, mais la dégradation s'est généralisée ; il faut envisager de la remplacer. En octobre 1910, une étude réalisée par Paul Delage, entrepreneur à Angoulême, présente deux projets : un pont d'un montant de 20000f, et une passerelle de 7000f, les deux en béton armé avec garde-corps métallique.

          Dans sa réunion du 16 novembre 1910, la municipalité examine les propositions. Le pont a un coût élevé et comme il ne relie pas deux grandes routes, il ne peut pas être classé d'utilité publique, donc pas de possibilité d'expropriation ni de soutien financier. En ce qui concerne l'édification d'une passerelle, on envisage un nouveau tracé partant du grand port des Seguins et allant à la route du Pontouvre en passant dans le pré de Mme Ve Hériard. La longueur de la passerelle est réduite de 117m à 95m ce qui permet d'économiser environ 1000f, mais il faut acquérir une bande de terrain de 72m de long sur 2,50m de large. Le coût total est estimé à 8500f. Le conseil opte pour la passerelle et son "nouveau tracé" qui n'est que la reprise du projet refusé de 1889.

          Cependant l'affaire s'engage mieux, même si Mme Hériard demande 3f par m² alors que la commune n'offre que 2f. Les négociations continuent ; en février 1911, Mme Hériard rabaisse ses prétentions à 2,50f/m², et en échange, demande que le tracé qui part du lavoir des Seguins, aboutisse à l'angle nord-est de la maison de Mme Albert, occupée par un locataire. Le conseil accepte la modification qui ne décale que de quelques mètres l'arrivée sur la route du Pontouvre et allonge d'un mètre la longueur de la passerelle, la portant à 96m. A la demande du Conseil des Bâtiments civils, il lui faut accepter également une modification du garde-corps pour la sécurité des enfants: sa hauteur est portée à 90cm et une barre de fer doit être placée de chaque côté, à 15cm au dessus du tablier (mars 1911). Le devis initial de 6695f est ainsi augmenté de 641f.

          En avril 1911, M.Guimard, minotier à Fissac, demande d'être autorisé à relier son bout d'île à la passerelle de Fissac-les Seguins mais le conseil refuse sans doute par souci d'éviter des difficultés supplémentaires lors de l'enquête d'utilité publique qui se déroule du 7 au 21 mai 1911. Dès le 6 juin, l'accès à la passerelle est classé comme voie publique urbaine et le 8 juin l'acte de vente du terrain, d'un montant de 347,50f, est signé avec Mme Veuve Hériard (née Henriette Louisa Trémeau de Fissac, Ve de François Clément Jules Hériard résidant au bourg de Ruelle, fille de Pierre Sébastien Trémeau décédé à Fissac le 29 août 1852 et de Suzanne Penot décédée à Ruelle le 12 juillet 1850) [1].

 

[1] Avant la Révolution de 1789, la famille Trémeau détenait le fief de Fissac (noblesse de robe) ; quant à la famille Penot, elle comptait parmi les plus riches propriétaires terriens du bourg de Ruelle.

 

Plan visé par la préfecture le 6 juin 1911.
Plan visé par la préfecture le 6 juin 1911.

 

          Le 26 juin, commencent les travaux de cette passerelle en béton armé "système Hennebique". En juillet, Mme Ve Robert émet des réclamations au sujet de la passerelle dont le départ est trop haut près de son mur ce qui peut faciliter les intrusions ; elle ne pourra pas percer de porte sur le port et en conséquence sa propriété est dépréciée… Le maire et la commission de la passerelle décident de faire poser des grilles pour interdire l'accès à sa propriété, mais Mme Ve Robert demande, dans une nouvelle lettre, qu'en plus soient posés des tessons de bouteilles sur le mur.

 

          La passerelle terminée, le 8 novembre 1911, à 9h a lieu la réception provisoire, avec Emery Fradet, 1er adjoint, Auguste Rouyer et Léon Longat, conseillers municipaux; on procède aux épreuves de surcharge avec des sacs de sable et à l'examen des travaux de construction. Les résultats donnant satisfaction, la réception provisoire est accordée. En décembre 1912, un an après la réception provisoire, le constructeur, P. Delage, demande que la commune paye la retenue de garantie. Aussi le vendredi 29 décembre 1912, Paul Gros maire, Emery Fradet 1er adjoint, Auguste Rouyer, Alexandre Pastureau, Léon Longat, conseillers municipaux, Paul Delage entrepreneur adjudicataire, se rendent sur les lieux pour prononcer la réception définitive, après avoir visité les différentes parties de la construction.

Carte postale réalisée après 1930 puisque le lavoir des Seguins, au bout de la passerelle, est couvert.
Carte postale réalisée après 1930 puisque le lavoir des Seguins, au bout de la passerelle, est couvert.
Photo prise dans les années 90, en direction de Fissac.
Photo prise dans les années 90, en direction de Fissac.

 

Qu'est devenue la vieille passerelle en bois ?

 

          Dès le 14 novembre 1911, une semaine après la réception de la nouvelle, elle est interdite à la circulation, en attendant sa mise en vente et sa démolition, pour des raisons de sécurité.

          Le 4 décembre est dressé le cahier des charges et des conditions de vente aux enchères. La passerelle est partagée en 2 lots: le premier, du côté de Fissac dont la mise à prix est fixée à 110f, le deuxième, du côté des Seguins, avec une mise à prix de 90f. Les acquéreurs doivent la démolir dans un délai de 3 mois, à l'exception de la partie construite sur l'île dont seuls les garde-corps seront enlevés (depuis la passerelle, le massif de maçonnerie est toujours visible, au bout de l'île).

 

          La vente aux enchères a lieu le 17 décembre 1911. Pour chaque lot, trois feux sont successivement allumés mais aucun enchérisseur ne se manifeste ; le vieux bois de la passerelle a été surestimé.

Une nouvelle tentative d'adjudication est annoncée pour le 8 février 1912, mais cette fois sous la forme d'une soumission (proposition de prix dans une enveloppe fermée) : minimum de 55f pour le premier lot, et de 45f pour le deuxième. Cette tentative n'est pas plus fructueuse que la première. Enfin, il reste encore un moyen de vente, le marché de gré à gré. Dès le 12 février, le maire vend les deux lots, pour un total de 105f, à Blanchon, cimentier aux Seguins, qui dans les semaines qui suivent, démolit la passerelle à son profit.

 

          Heureusement, le souvenir de sa courte existence se perpétue grâce à sa présence sur quelques cartes postales anciennes et à son petit massif de maçonnerie.

 

Le massif de maçonnerie vu de la passerelle, en 2010.
Le massif de maçonnerie vu de la passerelle, en 2010.
Le massif de maçonnerie vu de l'Impasse des Flandres, en 2013.
Le massif de maçonnerie vu de l'Impasse des Flandres, en 2013.

La passerelle du bourg de Ruelle à Relette

          Son éventualité a été envisagée dès 1888, mais rejetée dans un premier temps. Puis les difficultés rencontrées lors de la construction de la passerelle de Fissac-Les Seguins en 1890 et 1891, les rivalités apparaissant dans l'élaboration du projet de terre-plein, ont fait passer au second plan les avantages d'une passerelle entre le bourg de Ruelle et Relette. Cependant l'idée refait surface en 1896.

 

Le projet

 

          Au conseil municipal du 8 novembre 1896, Pierre Guinard propose la construction d'une passerelle entre Ruelle et Relette ; cette fois, le projet n'est pas rejeté. L'auteur de la proposition est chargé d'étudier la question et d'entrer en contact avec le maire de Magnac. Le 25 juin 1897, ce dernier, signale que sa commune s'est déjà engagée pour 4000f dans la construction de lavoirs ; certes, il est intéressé, puisqu'il a fait voter 100f au budget additionnel à ce sujet, mais il souhaite attendre la fin de " la présente gestion".

          Pierre Guinard continue de s'acquitter de sa tâche: non seulement il a rencontré le maire de Magnac, mais il dépose, le 4 juillet 1897, un devis d'un montant de 10000f, pour une passerelle en fer avec platelage en bois de chêne reposant sur 2 culées et 8 piles en béton ; au sommet de chaque pile, un support en fonte reçoit les 2 poutres en fer jetées entre les piles ; tous les 1,50m, entre les poutres, des entretoises soutiennent des lambourdes en chêne sur lesquelles est cloué le platelage de chêne. La longueur atteint 109m, la largeur 1,30m et le garde-fou mesure 1m de haut.

 

 

          Du côté de Magnac, la passerelle aboutit au port de Relette, dans le prolongement du chemin qui descend de ce village, et du côté de Ruelle, dans le pré de M.Durand ; il faut acheter pour 200f de terrain. Cette passerelle est reconnue utile pour aller de Ruelle à la papeterie de Veuze, et de Relette pour venir à la papeterie Desbordes près du bourg de Ruelle [1] ; mais comme elle offre plus d'intérêt pour Ruelle, d'autant qu'elle arrive au bourg, la répartition des dépenses est de 6000f pour Ruelle et 4000f pour Magnac. Le conseil décide de nommer une commission pour poursuivre l'étude.

 

[1] Elle est représentée par un petit carré avec une croix de Saint-André sur le plan.

 

Une lente maturation dans un climat détestable

 

            En novembre 1897, Magnac donne son accord au projet de passerelle, mais on voit poindre quelques nuages alarmants. La commune n'est pas indifférente au projet de passerelle mais n'a pas d'argent pour l'instant (elle a financé 4 lavoirs, en a 2 autres à construire au bourg de Magnac) mais elle ne financera le projet que si Ruelle tient ses engagements moraux : poursuite de l'ouverture du chemin conduisant à la gare (à partir de l'ancien chemin de Soyaux), refus du tracé de l'ancien chemin du pont à Soyaux [2] établi par les agents voyers et détermination de l'axe de ce chemin pour voir quels propriétaires ont anticipé. Le conseil de Ruelle du 6 février 1898 trouve regrettable l'attitude de Magnac qui lie entre elles des affaires totalement indépendantes et pour lesquelles le conseil de Ruelle a déjà pris des décisions qui vont dans le sens souhaité ; il demande au préfet de transmettre la délibération au maire de Magnac, d'autoriser la réunion des deux commissions communales et d'organiser une entrevue pour s'expliquer avec lui.

           Fin mars, le préfet demande aux deux maires de s'entendre pour fixer l'heure et le lieu de leur réunion. Celle-ci est prévue le dimanche 3 avril à 1H de l'après-midi, au port de Relette. A-t-elle eu lieu ? Qu'en est-il ressorti ? Aucune trace.

           Le 14 mai 1898, la commission intercommunale se réunit à la mairie de Ruelle ; sont présents : Pontaillier maire, Reffaud, Guinard, Chapeaublanc, conseillers municipaux de Ruelle, Rivier, Couret Emile, Caillaud, Cardinaud et Tronchère conseillers municipaux de Magnac ; Rousseau, maire de Magnac, est absent ; le maire de Ruelle préside, Tronchère est rapporteur. On présente les plans et le devis d'un montant de 10.000f. Il se dégage une unanimité pour reconnaître l'utilité de la passerelle, une unanimité pour le choix de l'emplacement (dans le prolongement du chemin de l'abreuvoir de Relette, et arrivée dans la Vergnade sur une voie à établir par Ruelle). On propose que le partage de la dépense de construction soit 3/5 pour Ruelle et 2/5 pour Magnac et celle de l'entretien par moitié. Pour ne pas entraver les autres travaux de leur commune, les représentants de Magnac souhaitent répartir la dépense sur 4 ans. Ils rappellent que dans leur délibération relative à la passerelle, ils ont demandé l'élargissement du chemin de la gare et la rectification de l'alignement de l'ancien chemin de chez Grelet [3] à Soyaux.

           Dans sa délibération du 12 juin 1898, le conseil de Magnac ramène sa participation à 3000f au lieu de 2/5 (sous le prétexte que Magnac n'a pas d'argent et que la passerelle est plus profitable à Ruelle) ; le maire, Rousseau, trouve judicieux que les membres de la commission aient rappelé les conditions du chemin de la gare et de l'alignement de celui de Soyaux. Lors de sa réunion du 26 juin, le conseil de Ruelle prend connaissance des conclusions de la commission intercommunale du 14 mai et prend acte de la délibération du conseil de Magnac, du 12 juin ; il ajourne sa décision jusqu'à ce que le projet définitif soit présenté. La passerelle entre dans une phase de sommeil, d'autant que le conseil mène en parallèle le projet d'agrandissement du marché près des ponts, projet qui oppose les tenants de la nouvelle majorité et les rescapés de l'ancien conseil.

          En novembre 1898, une pétition des habitants du bourg et du Maine Charny demande la construction de lavoirs de chaque côté de la future passerelle et l'ouverture d'un chemin entre le grand chemin du bourg et le chemin de la Vergnade afin d'établir une communication du quartier du champ de foire à la passerelle envisagée. Le 26 du même mois, Jean Durand, propriétaire au bourg, décide de céder gratuitement une bande de terrain de 1,30m de large allant de l'extrémité de la passerelle au chemin de la Vergnade. Au conseil du 29 novembre, la municipalité accepte la cession gratuite de terrain et prend en charge la pose d'un gervis (treillage) en bois de chaque côté du passage dans les parcelles de Jean Durand, lui en abandonne la possession et l'entretien. Pour financer la passerelle, un crédit de 7500f, en complément des 3000F de Magnac, est enfin voté.

          En février 1899, le Conseil des bâtiments civils émet des recommandations sur le calcul des charges et surcharges, sur la dilatation des poutres, sur la dilatation de la main courante en raison de sa longueur et prône la mise en place d'un tourniquet ou d'une chicane à chaque extrémité afin que la passerelle ne soit pas utilisée pour conduire de gros animaux au champ de foire. Pour répondre aux recommandations techniques, Guinard présente un devis rectifié s'élevant à 10516,49f (1er avril 1899).

          Va-t-on entrer dans la phase de réalisation ? Pas encore, car dans une lettre au préfet datée du 25 avril, Magnac rappelle ses exigences concernant l'alignement de l'ancien chemin de Soyaux et la création du chemin de la gare. La passerelle est à nouveau en sommeil, on attend les élections municipales, l'autorisation du préfet pour emprunter, autorisation qui n'est donnée que le 11 avril 1900, un mois avant les élections. Celles-ci donnent une courte majorité au maire sortant qui, dès la première réunion, fait procéder à la nomination d'une commission pour préparer le cahier des charges, mais il s'arrange pour que les membres soient choisis dans la minorité (Tallon, Denis et Fradet) [4]. Personne n'est dupe; ainsi dans l'été, des articles hostiles au maire paraissent dans la presse.

          Le 31 octobre 1900, le conseil approuve la demande d'emprunt de 17500f pour l'agrandissement du marché et la construction de la passerelle, auprès de la Caisse des dépôts et consignations. En novembre est signé l'acte de cession de terrain par Jean Durand, pour l'accès à la passerelle. Puis on attend un an.

          Le 6 octobre 1901, les cahiers des charges des travaux de la passerelle et du terre-plein sont présentés au conseil. Le maire fait remarquer aux membres de la commission que les cahiers réalisés sont incomplets ; ceux-ci reprochent alors au maire d'avoir sciemment nommé des membres de l'opposition et de n'avoir pas fourni les renseignements. Le maire répond que les éléments étaient à leur disposition et qu'il ne voulait pas qu'on lui reproche de vouloir tout faire tout seul comme à l'habitude. La minorité tente une obstruction sur le financement, demande la suppression de travaux. Le maire rappelle les votes antérieurs des opposants et demande de supprimer une partie des impôts si des travaux ne sont pas réalisés ; une partie du conseil quitte la salle. Et la querelle se poursuit dans la presse.

          A la demande d'une partie des conseillers, une nouvelle réunion a lieu le 13 octobre 1901, séance au cours de laquelle sont approuvés les cahiers des charges des travaux pour la passerelle et l'agrandissement du marché, cahiers présentés par Lurat et Vignaud, membres de la majorité ; le cahier de la passerelle est même daté du 28 septembre, ce qui montre que le maire a préparé son coup pour discréditer les opposants.

 

La réalisation

 

          L'adjudication des travaux de la passerelle a lieu le 12 janvier 1902, à la mairie de Ruelle, en présence de Pontaillier maire de Ruelle, Rousseau maire de Magnac qui a accepté l'invitation, Tallon et Germain conseillers municipaux de Ruelle, du receveur municipal de Ruelle. Elle se déroule sous la forme d'une soumission : chaque soumissionnaire dépose une enveloppe dans laquelle il précise le rabais qu'il consent accorder sur le devis présenté. Cinq enveloppes sont déposées ; la soumission retenue est celle de Joseph Lefort entrepreneur de ferronnerie à Angoulême qui consent le plus fort rabais, soit 7% sur le montant des travaux (10516,49f dont 7516,49 à la charge de Ruelle, mais Ruelle bénéficie de la totalité du rabais). Enfin les travaux vont commencer. Le 6 avril, à 9h, le conseil municipal de Ruelle, les 3 membres de la commission de l'ancien conseil (Guinard, Chapeaublanc, Reffaud) et le maire de Magnac se retrouvent pour examiner les accès et les emplacements de départ de la passerelle.

          On se rend compte que, du côté de Ruelle, le chemin d'accès à la passerelle, d'une largeur de 1,30m, est trop étroit, ne serait-ce que pour la construction de l'ouvrage d'art; on décide alors de porter sa largeur à 2,50m sur toute sa longueur, entre le chemin de la Vergnade et la Touvre, et de réserver un emplacement trapézoïdal pour la culée de la passerelle. À cet effet, en avril 1902, plusieurs propriétaires abandonnent une parcelle de terrain (Charbonnaud Antoine, Pastureaud Eugène, les héritiers de Brochet Gustave, Guinard époux d'Héloïse Durand ) ; la nouvelle clôture sera établie par la commune et à ses frais selon la décision du conseil du 25 mai 1902.

          L'affaire s'emballe ; il est vrai que le délai de 4 ans demandé par Magnac pour étaler la dépense a été atteint. Le 8 juin 1902, l'ordre de service pour exécuter les travaux est envoyé à Lefort, (en réalité, certains ont commencé fin mai) ; ils devront être achevés dans un délai de 6 mois à compter du 15 juin 1902. Une travée supplémentaire est prévue du côté de Magnac pour ne pas gêner l'écoulement des eaux dans le réservoir immédiatement en aval, donc la passerelle comportera 9 piles au lieu de 8, portant la longueur à 118,30m (selon les documents de la réfection de 1923). L'entrepreneur Rullier est agréé comme sous-traitant pour la maçonnerie à la demande de Lefort (qui est entrepreneur de ferronnerie) ; or Rullier avait soumissionné pour l'adjudication des travaux. En fonction de l'avancement du chantier (les maçonneries sont faites en juin), il est décidé de verser un 1er acompte de 6000f à Lefort, le 22 juillet 1902. C'est alors qu'éclate un différend entre Lefort et Rullier, ce dernier menaçant de faire saisir les sommes qui lui sont dues. Lefort aurait-il mis de la mauvaise volonté pour payer son sous-traitant ?

 

           En outre, selon un article de La Charente du 27 juillet, la population se plaindrait de la lenteur des travaux à moins qu'il ne faille incriminer le manque de précautions concernant la sécurité (et peut-être les imprudents) : "Nous nous faisons l'écho des nombreuses plaintes des habitants des communes de Ruelle et de Magnac au sujet de la construction de la passerelle devant relier le village de Relette avec le bourg de Ruelle. Les accidents se succèdent avec une rapidité surprenante. Fort heureusement, ils n'ont eu aucune suite fâcheuse jusqu'à ce jour, grâce à la présence inopinée de personnes qui ont pu porter secours à plusieurs imprudents, et auxquelles nous adressons toutes nos félicitations.

          C'est ainsi que jeudi dernier le jeune Auxire en voulant traverser sur un des supports de ladite passerelle est tombé à l'eau et se serait infailliblement noyé sans le secours de M. Bayou, charcutier à Ruelle, témoin de l'accident, qui n'a pas craint de se jeter à l'eau et a pu ramener sain et sauf le jeune Auxire. Il serait désireux de voir terminer cette entreprise le plus tôt possible en raison des fréquents accidents qui pourraient avoir d'un moment à l'autre une issue fatale."

 

          Mais les travaux sont terminés en août et un 2ème acompte de 2700f est décidé le 30 août (Magnac a versé sa subvention de 3000f, le 26 juillet). Le 30 septembre 1902, à 9h, alors qu'a éclaté un nouveau litige entre les deux communes (cf. infra), ont lieu les épreuves de résistance de la plateforme de la passerelle (ponton et platelage du tablier en bois), en présence de Pontaillier, Chapuzet, Germain, Lurat, Vignaud, pour Ruelle, et Nouël Daniel conseiller municipal de Magnac délégué par son maire ; les essais de charges, faits sur les 5ème et 6ème travées en partant de Ruelle, se révèlent satisfaisants. Il faut ensuite procéder à la réception provisoire de la passerelle qui a lieu le 19 décembre 1902, à 1h de l'après-midi, avec Antoine Pontaillier, Chapuzet 1er adjoint, Germain 2ème adjoint, Jean Lurat et Nazareth Vignaud conseillers municipaux membres de la commission de surveillance des travaux, Joseph Lefort entrepreneur adjudicataire ; Rousseau, maire de Magnac, qui a été convoqué, est absent (il a prévenu le 16 décembre qu'il ne viendrait pas, "la question pendante n'étant pas réglée"). On constate que les travaux satisfont aux conditions du devis et du cahier des charges.

 

[2] La continuité de l'ancien chemin du Pont de Ruelle à Soyaux a été interrompue par la construction de la ligne de chemin de fer : actuellement chemin d'Alsac au nord, rue Guynemer au sud.

[3] Chez Grelet: ancien hameau, près du pont, face à l'entrée d'honneur de la Fonderie, dont la plus grande partie s'étend sur Magnac.

[4] Même démarche, à la même séance, le 20 mai 1900, pour le cahier des charges du terre-plein.

 

Carte envoyée en 1907
Carte envoyée en 1907

 

Le litige entre les 2 maires

          La cause profonde repose sur des divergences politiques : le maire de Ruelle se situe à droite et doit faire face, dans son conseil à une opposition de gauche (socialiste, radicale socialiste, radicale). Le conseil municipal de Magnac est majoritairement radical, d'où des collusions à plusieurs reprises avec les opposants de Ruelle. Depuis début juin 1902, le Président du Conseil est Emile Combes, un des chefs du radicalisme ; aussi le 20 août, le conseil municipal de Magnac a-t-il adressé un vote de félicitations au gouvernement en l'invitant à trancher le plus tôt possible la question de la séparation des Eglises et de l'Etat. On n'en est pas encore là à Ruelle.

          La cause immédiate du litige réside dans la plainte d'habitants de Relette au sujet des marches qui commandent l'accès à la passerelle, empêchant l'utilisation d'une brouette ou d'une voiturette d'enfant. Le 13 septembre 1902, la question est évoquée au conseil de Magnac, dont l'ordre du jour a été publié dans la presse. Deux jours plus tard, Rousseau, le maire de Magnac, fait parvenir, à Pontaillier, une courte lettre familière, voire goguenarde, où il donne l'impression de découvrir l'affaire. Le 17, le maire de Ruelle lui répond par une longue lettre de reproches où il le suspecte de subir l'influence néfaste d'un conseiller et la fait publier dans la presse. Le 22, Rousseau répond et fait publier la lettre dans La Charente du 24 septembre. Le 27, Pontaillier reprend sa plume, ses arguments, propose un arbitrage et envoie sa lettre à Magnac et à la presse. Rousseau accepte l'arbitrage, mais l'échange de courriers désagréables ne cesse pas pour autant.

          Le 5 octobre 1902, tout le monde se retrouve à la passerelle. Rousseau prétend que les plans ont été modifiés et rappelle qu'il veut une rampe d'accès. Philippe Dumas, un habitant de Relette dont le jardin est limitrophe du débouché de la passerelle, veut faire supprimer la petite rampe qui arrive au bas des marches et le dit devant le maire de Magnac qui prétendra ensuite dans la presse qu'il doute "que ce propriétaire ait tenu ces propos"...

 

           Voilà comment la rencontre est relatée par Le Matin charentais du 8 octobre 1902 :

"Dimanche matin, à dix heures, MM. Pontaillier, maire de Ruelle, et Rousseau, maire de Magnac, accompagnés d'un certain nombre de personnes, parmi lesquelles plusieurs conseillers municipaux des deux communes, se sont rencontrés près de la passerelle, côté de Relette. Il s'agit – on le sait – du différend survenu au sujet des marches y donnant accès.

M. Pontaillier a déclaré que des escaliers avaient été préférés à un glacis parce que la dépense était moins grande et la durée plus probable ; en outre, les animaux, tels que bœufs, chevaux et moutons n'y pourraient pas passer et nuire à la circulation des piétons. M. Rousseau a dit qu'il était d'avis contraire. Un glacis serait, de beaucoup préférable aux escaliers actuellement construits. Pour ce qui est des animaux, il serait facile de leur interdire le passage, en mettant une inscription à l'entrée de la passerelle. Un propriétaire de Relette a ensuite émis une objection personnelle.

Le différend ne pouvant être tranché, les maires de Ruelle et de Magnac ont décidé de faire choix, chacun, d'un arbitre."

 

          Le 6 octobre, Rousseau fait publier une lettre destinée au maire de Ruelle, datée du 3 octobre, mais qu'en fait il n'a pas envoyée (il lui a dit ne pas l'avoir envoyée à l'entrevue du 5 à la passerelle). Il est grand temps que les arbitres se mettent au travail d'autant qu'un article de presse critiquant Ruelle au sujet des marches, a été co-signé par Magnac et des conseillers d'opposition de Ruelle (Micoulaud, Chissadon, Maury, Dumoussaud, Chauvaud). Antoine Pontaillier choisit comme arbitre, M. Martin, licencié en droit, conducteur principal des Ponts et chaussées chargé de contrôle aux chemins de fer d'Orléans, souvent désigné comme expert par le tribunal d'Angoulême, et le notifie au maire de Magnac. Celui-ci prend comme arbitre, M. Montasson conseiller municipal de St Amant de Boixe et ex-maire de cette commune, directeur de l'école publique de Lhoumeau.

          L'arbitre de Ruelle rend son rapport le 6 février 1903, après avoir visité les lieux, entendu des personnes, examiné les documents. Dans une première partie il expose les aspects du litige. Dans la deuxième partie, il reprend l'historique de la passerelle en formulant des observations : le maire de Magnac a d'abord reçu un avant-projet dont le caractère est provisoire et un projet définitif daté de juin 1897 ; ni l'un ni l'autre ne donne une indication pour l'accès ; c'est Magnac qui a fixé le lieu d'implantation (au bout du chemin menant à l'abreuvoir) qui a décidé de ne participer qu'à hauteur de 3000f (au lieu de 2/5). Il ajoute aussi des éléments qui n'ont pas été consignés dans les documents : il a fallu entrer en pourparlers, en avril 1902, avec Philippe Dumas, propriétaire riverain de la passerelle du côté de Relette, qui ne laisse exécuter la passerelle que si elle est à 1m du mur de son réservoir et qui, à condition de ne rien payer, accepte le déplacement de la porte de son jardin qui aurait été gênée par la rampe d'accès ; mais cet élément n'a pas été mis par écrit. La culée du côté de Relette a dû être reportée d'un mètre à la demande de Dumas pour laisser entrer les eaux dans le réservoir et quand on a voulu établir les accès, Dumas a refusé qu'on établisse un remblai au droit de la porte de son jardin ; il n'a pas été possible de passer outre, les travaux n'ayant pas été déclarés d'intérêt public; la seule échappatoire qui restait était la construction de marches. La conclusion de l'arbitre est double :

- Ruelle a fait procéder seule aux formalités pour transformer l'avant-projet en projet définitif et a conservé seule la surveillance des travaux ; cette manière de faire n'a rien d'irrégulier ;

- les différences entre avant-projet et projet définitif portent sur des détails techniques, les 2 sont identiques pour les accès ; aucune modification clandestine n'a été apportée et les changements réalisés sont dus à un propriétaire de Magnac.

          Le coût de l'arbitrage s'élève à 100f, selon le mémoire présenté par Martin, le 23 octobre 1903.

 

          En novembre 1902, à la demande des habitants de chez Grelet et de Relette, le conseil de Magnac propose de donner à la passerelle le nom de Guinard, l'un des plus chauds artisans de la construction, son auteur principal, qui a conçu le projet, dressé les plans et le devis estimatif. Dans sa séance du 15 février 1903, le conseil de Ruelle remercie tous ceux qui se sont dévoués mais ne veut pas qu'un nom plus qu'un autre soit donné ; il s'agit de la passerelle du bourg de Ruelle à Relette de Magnac, à moins qu'on lui laisse son surnom de "Passerelle de la Discorde".

 

Les derniers aspects administratifs

 

          Le 10 mai 1903 les actes administratifs sont signés avec tous ceux qui ont cédé gratuitement une parcelle de terrain afin d'élargir le chemin d'accès à 2,50m (le don a déjà été accepté par délibération du 25 mai 1902) : M. et Mme Guinard, Antoine Charbonnaud, Jean Julien, Alfred Roy, François Brochet, Louis Flour, Elise Flour, Antoine Pasturaud.

          Le 9 août est approuvé le décompte des travaux exécutés par Lefort dont le montant s'élève à 12034,26f selon son mémoire du 31 juillet ; on lui verse un 3ème acompte de 2130,84f. Il reste à payer les 10% de retenue de garantie mais seulement après la réception définitive de la passerelle. Celle-ci se déroule le 21 décembre 1903, à 1h de l'après-midi en présence de Pontaillier, Chapuzet 1er adjoint, Germain 2ème adjoint, Lurat et Vignaud membres de la commission de surveillance de l'exécution des travaux, de Lefort entrepreneur adjudicataire ; Rousseau maire de Magnac dûment convoqué est absent. On reconnaît que les travaux ont été exécutés conformément au cahier des charges et aux prescriptions du marché, que la passerelle est restée en état depuis la réception provisoire du 19 décembre 1902, donc la réception définitive est prononcée.

          Mais tout n'est pas terminé pour autant.

 

Un nouveau litige

 

          Il oppose le maire, Antoine Pontaillier, et Guinard. Celui-ci a construit, de chaque côté du chemin d'accès, des murs qui rejoignent la culée de la passerelle. Le maire lui conteste ce droit ; en conséquence, le 1er juillet 1905, il prend un arrêté l'obligeant à enlever les constructions sur la voie publique, au bout de la passerelle. Cet arrêté, il le fait notifier par le garde champêtre le 11 juin 1906, avant qu'une année se soit écoulée, afin de sauvegarder les intérêts de la commune, et le garde champêtre établit un procès-verbal de notification. Un article paraît dans la presse du 12 juin ; Guinard y répond le 15 en affirmant qu'il a construit sur son terrain. Il est vrai que les actes de cession manquent de précision en ce qui concerne la propriété du sol, au-delà de la culée.

          Le 25 juin 1906, à la demande du maire, Brunelière, maçon au bourg, démolit les parties de murs contestées et dépose les matériaux sur la voie publique, les laissant à la disposition de Guinard. Le garde champêtre, Jean Mourier, établit un procès verbal de la démolition et du dépôt. Le lendemain, Guinard informe le procureur de la République. Il sollicite en outre, l'avis d'un juriste.

          Le 23 août il demande à exposer l'affaire, au conseil municipal qui se tient à 7h du soir, les relations avec le maire étant devenues si mauvaises qu'une entente semble impossible. Mais ce jour-là commence la dernière phase de la guerre qui oppose le maire à une partie des conseillers et qui se termine par la dissolution du conseil le 21 novembre 1906.

Vestige de la partie fixe (photo avril 2015)
Vestige de la partie fixe (photo avril 2015)

          A la suite des élections donnant la majorité aux opposants, un nouveau conseil est installé le 23 décembre. Profitant du départ du "maire déchu", dans une lettre adressée au nouveau maire, Paul Gros, le 26 février 1907, Guinard souhaite traiter à l'amiable et demande le remboursement de frais de consultation d'un homme de loi (50,25f). Le 1er mars 1907, est rédigé un acte additionnel à l'acte administratif du 10 mai 1903 (don du terrain pour accéder à la passerelle) : à l'extrémité, à gauche, une grille en fer sera fixée au mur de chez Guinard et à la culée de la passerelle (partie qui subsiste actuellement) ; à droite sera mise en place une partie mobile avec fermeture à clef qui ne sera ouverte que pour les travaux d'entretien de la passerelle, la clef étant déposée à la mairie. L'affaire est close.

 Comment se rendre à la passerelle ?

 

          À l'époque de la construction, le petit chemin de la passerelle débouche sur celui de la Vergnade ; mais de là, on ne peut se diriger que vers le pont ou vers le bourg. Déjà en 1898 une pétition a réclamé l'ouverture d'un chemin entre la rue du bourg et le chemin de la Vergnade afin de faciliter la communication entre le champ de foire (actuel Champ de Mars) et la passerelle. La demande refait surface en 1926 et le projet commence à se concrétiser en juin 1928. On cherche un terrain et celui qui semble le mieux convenir est celui qui se trouve dans le prolongement du chemin de la passerelle. Mais les propriétaires (la famille Mandinaud-Coussy…) ne veulent pas vendre et le 6 septembre 1930, le conseil pense qu'on ne pourra faire l'économie d'une expropriation. Le 8 décembre 1930, le conseil demande au préfet l'enquête d'utilité publique et examine le montant du projet de chemin (11300f). Le résultat de l'enquête fait ressortir l'opposition des propriétaires, ce qui permet de dire, à certains conseillers, que depuis 25 ans la famille Coussy fait de l'obstruction. Le 13 avril 1931, le conseil accepte certaines prétentions en ce qui concerne le prix ; puis les négociations traînent et les propriétaires commencent même à construire sur le terrain.

          Le 5 mars 1932 est décidé l'engagement de la procédure d'expropriation. La commune obtient satisfaction mais, le 29 juin 1933, le maire apprend au conseil, que la Cour de Cassation a été saisie. En février 1934, le pourvoi en cassation est rejeté et le 31 août 1934 le conseil décide de faire construire "le chemin de la passerelle". Mais les travaux ne peuvent commencer car les propriétaires refusent d'enlever les matériaux d'un début de construction. Le règlement définitif du différend Mandinaud-Coussy-Fougerat n'intervient qu'en mai 1938 (alors que l'expropriation a été prononcée par jugement du 4 juillet 1932, jugement confirmé par arrêt de la Cour de Cassation du 6 mars 1934), la famille Coussy finissant par juger inutile son opposition. Elle décide même de vendre le surplus de terrain à la commune.

          Les travaux de construction de la rue viennent de se terminer quand, le 8 mars 1941, le nouveau conseil nommé par le gouvernement de Vichy s'installe et décide de donner, à cette nouvelle voie de communication, le nom de "Rue du maréchal Joffre", nom qu'elle porte encore.

 

Entretien et modifications

 

          Dès novembre 1921, on constate que des réparations sont nécessaires en ce qui concerne le platelage en bois. L'architecte Baleix propose de remplacer les planchers en chêne par un tablier de ciment armé; son devis s'élève à 6000f, ce qui fera, selon la règle de répartition 2/3,1/3, 4000f pour Ruelle et 2000f pour Magnac. Le conseil accepte la proposition de réfection, le 28 mai 1923.

          La commune de Magnac veut bien participer pour 1/3 et envoie un représentant à l'adjudication restreinte qui a lieu le 10 septembre 1923. Les candidats ne se bousculent pas : on ne reçoit qu'une seule soumission, celle de l'entrepreneur Loulergue, avec un rabais de 5% sur le montant des travaux. Ceux-ci sont prévus en octobre, sous le contrôle de l'architecte Roger Baleix. Mais on ne parle pas des marches d'accès. Il faut attendre le 11 février 1949, date à laquelle le conseil de Ruelle décide de transformer les escaliers de la passerelle en plan incliné, après entente avec la commune de Magnac.

Accès à la passerelle du côté de Ruelle (photo avril 2015). À droite, la partie mobile de la fermeture a été enlevée.
Accès à la passerelle du côté de Ruelle (photo avril 2015). À droite, la partie mobile de la fermeture a été enlevée.

L'extrémité de la passerelle du côté de Magnac (photo avril 2015) : les marches ont été supprimées (elles étaient à l'emplacement du bac en pierre) ; le plan incliné n'a pu être construit que dans la mesure où il n'est pas dans l'axe de la passerelle, sinon il aurait gêné l'accès à la porte du riverain.

 

La passerelle vers 1970
La passerelle vers 1970

 

          Comme tout édifice, la passerelle subit les outrages du temps que vient aggraver l'attaque incessante de la Touvre. Une étude de la DDE de septembre 1986 montre que les massifs de maçonnerie rectangulaires qui protègent les piles sont dégradés : "les caissons bois de construction ont totalement disparu, offrant à l'érosion des eaux un conglomérat peu solidaire d'éléments calcaires… Ceux-ci se sont décrochés des massifs constituant la base des piles, créant ponctuellement des cavités et des affouillements importants". En amont, le courant a creusé en dessous de la couche de béton qui recouvre les bases, alors qu'en aval s'accumulent des dépôts. Pour remédier à ces inconvénients et faciliter l'écoulement des eaux, la réfection va consister à réaliser des bases plus solidaires, plus hautes et comportant une pointe tant vers l'amont que vers l'aval. Ce renforcement des bases des piles, confié au S.I.A.H.P. de la Touvre [1] et à la DDA [2] (1986-87), a un peu alourdi la silhouette de la passerelle, notamment quand on l'observe dans le sens longitudinal.

 

[1] Syndicat Intercommunal d'Aménagement Hydraulique et Piscicole de la Touvre.

[2] Direction Départementale de l'Agriculture.

 


           Cependant, lieu habituel de promenade, elle constitue un observatoire accessible à chacun, offrant un magnifique point de vue sur les rives arborées de la Touvre, sur la nappe d'eau qui s'étend entre le bourg de Ruelle et Relette, et où évoluent les cygnes, les canards, les foulques, les grèbes, les poules d'eau... (Photos prises en 2013 et 2015)

 

Sources

Archives municipales

- Registres des délibérations du conseil municipal.

- Dossiers concernant les passerelles.

- Plans cadastraux.

 

Archives départementales

- Série 2 OPROV 291.

- G 37 (fief de Sigogne)

- Journaux : La Charente (août 1900, 27 juillet, 20 août, 24 septembre 1902), Le Matin Charentais (8 octobre 1902).

 

Syndicat Intercommunal d'Aménagement Hydraulique et Piscicole de la Touvre.

Études : Cahiers d'Histoire de Ruelle édités par l'Université Populaire.

Illustrations : documents d'archives, cartes postales, photographies prises par A. et M. Herbreteau.